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Dans les jardinets du quartier de Spitalfields, les protestants avaient planté des mûriers qui leur permettaient d’élever des vers à soie. Aussi l’endroit regorgeait-il d’ateliers de tissage et de merceries. Les greniers abritaient diverses sortes de métiers, et le commerce de tissus battait son plein. Les petites gens vivaient un peu mieux qu’à Whitechapel, et la plupart étaient correctement vêtus. Ils achetaient aux fripiers des vêtements ayant appartenu aux aristocrates et revendus à bon prix. Les dames n’hésitaient pas à porter des chapeaux défraîchis dont les ladies ne voulaient plus.

Higgins attendit que le vendeur de jaquettes de deuxième et troisième main eût terminé de conclure une vente. Faiblement éclairée, la boutique était remplie de vieilles nippes. Ravi de pouvoir se pavaner avec l’habit d’un lord usé jusqu’à la corde, l’acheteur quitta les lieux.

— En chasse, inspecteur ? demanda le fripier.

— Le quartier est calme, ces derniers temps ?

— On râle, on s’agite, on accuse le gouvernement de faire monter les prix. L’atmosphère se dégrade.

— Connaîtrais-tu un dénommé Henry Cranber ?

— Il possède une bonne dizaine d’ateliers et autant de boutiques. Un gros bonnet de Spitalfields, travailleur et dur en affaires.

— De la famille ?

— Divorcé, sans enfants. Les professionnelles lui suffisent.

— Des problèmes avec les autorités ?

— Non, c’est un gars rangé, au moins en apparence. Ici, on le respecte. Il paye bien ses employés, personne ne se plaint de lui. Moi, je ne le supporte pas à cause de son bavardage et de sa suffisance. Ce type-là n’a qu’une passion : l’argent. Il a sûrement vendu ses parents pour un penny ! Selon moi, une bonne moitié de ses affaires s’effectue sous le manteau. Il arrose des policiers et des fonctionnaires, et le quartier ferme les yeux. Il habite la maison à deux étages, au bout de la rue.

Higgins remercia son indicateur et se rendit au domicile de Cranber. Un domestique au faciès de brute l’accueillit.

— Monsieur désire ?

— Voir votre patron.

— Il déjeune. Et quand il déjeune, on ne le dérange pas.

— J’attendrai la fin de son repas.

— Après déjeuner, il part travailler. Et quand il travaille, on ne le dérange pas non plus.

— Impossible de l’aborder, semble-t-il ?

— Mon patron, il cause avec les gars qu’il connaît. Les étrangers, ils dégagent.

— Ne serait-ce pas l’occasion de faire connaissance ?

La brute empoigna un gourdin accroché à sa ceinture.

— Tu veux tâter de mon bâton ?

— Inutile d’entamer les hostilités. Je convoquerai votre patron au poste de police. Et s’il ne s’y rend pas, on viendra le chercher. À bientôt.

— Holà ! Holà ! partez pas !… Alors, vous êtes…

— Inspecteur Higgins.

— Bougez pas, je reviens.

Le domestique grimpa un escalier quatre à quatre, consulta son patron et redescendit aussi vite.

— M. Cranber vous reçoit au salon. Il vous offre le café.

La maison était un petit musée, remplie de pastels, de marines, de bronzes vaguement antiques, dont une partie devait être fausse. Malgré la qualité de son habit, le commerçant paraissait mal fagoté, comme si nul vêtement ne s’adaptait à sa morphologie.

— Est-ce bien moi, Henry Cranber, que vous désirez voir ?

— C’est bien vous.

— Dénonciation, je suppose ? Mes concurrents ne supportent pas mon succès. Ils espèrent de gros bénéfices sans mettre la main à la pâte ! Moi, je suis en permanence sur le terrain et je dors quatre heures par nuit. Les résultats sont là, et je m’en félicite.

— Il ne s’agit pas de jalousie professionnelle, monsieur Cranber.

L’industriel se haussa du col.

— En ce cas, quel est le motif de votre visite ?

— Un triple meurtre.

Cranber battit de l’œil.

— C’est sérieux ?

— Malheureusement oui.

— Je suis négociant en tissus, inspecteur, pas criminel !

— Je ne vous accuse pas, monsieur Cranber.

Le commerçant poussa un soupir de soulagement.

— Asseyons-nous et dégustons cet excellent café. Vous n’en boirez pas de meilleur à Londres.

Allergique au thé, Higgins avait de la chance. Ce breuvage-là ne lui soulèverait pas le cœur.

— Arôme exceptionnel, reconnut-il.

— Le torréfacteur est un ami, et il me gâte. Trois victimes, disiez-vous ?

— Un vieux lord, un pasteur et un médecin légiste.

Tout en faisant claquer sa langue, le négociant au visage d’Asiatique plongea dans ses souvenirs.

— Comme c’est bizarre, vous me rappelez un curieux événement ! J’ai récemment assisté à un spectacle exceptionnel, le débandelettage d’une momie rapportée d’Égypte par Belzoni, l’organisateur d’une exposition à grand succès. L’annonce m’avait intrigué, et je me suis procuré un billet d’entrée. Fabuleux moment, croyez-moi ! Au fur et à mesure qu’apparaissait ce vieil Égyptien, l’assistance pensait à une résurrection. L’homme ramené au jour semblait vivant ! Des admirateurs ont acheté des bandelettes, et je me suis pris au jeu. Un spécialiste des tissus ne devait-il pas s’intéresser à de tels vestiges ? En dépit du prix élevé, j’ai acquis des bandes de lin couvertes de signes étranges et entourant les pieds. Elles ne dépareront pas ma collection d’antiquités. Belzoni a vanté les qualités de son assistant, un médecin légiste dont j’ai oublié le nom. Et deux incidents ont troublé cette surprenante cérémonie : l’intervention d’un pasteur hystérique et celle d’un vieil aristocrate sarcastique. Ces excités détestaient la momie et lui promettaient mille malheurs ! Auraient-ils un rapport avec les meurtres ?

— Ce sont les trois victimes, confirma Higgins. Et votre témoignage ne manque pas d’intérêt.

— Drôle d’histoire ! Voilà une distraction antique qui se termine de manière épouvantable.

— D’autres souvenirs, monsieur Cranber ?

Le commerçant réfléchit.

— Non, rien de significatif. À dire vrai, nous étions tous mal à l’aise. On s’attendait à voir un corps desséché, d’une laideur repoussante, pas cette momie magnifique évoquant davantage la vie que la mort.

— Elle a disparu, révéla Higgins. N’auriez-vous pas une idée de l’endroit où elle se trouve ?

— Moi ? Vraiment pas !

— Cette superbe pièce de collection n’a-t-elle pas attiré votre attention ?

— Pas au point de songer à la dérober, inspecteur. Souhaiteriez-vous visiter ma maison afin de constater l’absence de momie ?

— Ce serait fort aimable.

— Soupçonneriez-vous cette momie d’avoir commis une sorte de… maléfice ?

— À ce point de mon enquête, je n’écarte aucune éventualité.

— Suivez-moi.

Henry Cranber parut très fier de montrer à Higgins les nombreuses pièces de sa demeure, de la cave au grenier. Elles étaient surchargées de meubles, de potiches et de tableaux.

Mais aucune trace de momie.

De retour au salon, le propriétaire des lieux proposa à son hôte un vieux whisky écossais, réservé à des amateurs éclairés.

— Une merveille, reconnut Higgins. Chez Belzoni, n’avez-vous pas croisé un certain Littlewood ?

— Comment se présente-t-il ?

— Je l’ignore. Son nom n’a-t-il pas été prononcé en votre présence ?

— Je ne crois pas, inspecteur. En tout cas, ce n’est ni l’un de mes fournisseurs ni l’un de mes gros clients. Serait-ce le principal suspect ?

— Il m’est impossible de vous répondre, monsieur Cranber.

— Je comprends, je comprends !

Le propriétaire de filatures prit un air pénétré.

— Écoutez, inspecteur, je n’ai pas l’habitude de jouer les délateurs, mais cette affaire est à la fois étrange et grave, puisqu’il y a eu mort d’hommes. Or… or, je détiens peut-être un indice.

Higgins ne se départit pas de son calme.

Cranber se leva et ouvrit un coffret en nacre. Il en sortit une bague et la montra à l’inspecteur.

— Avez-vous déjà vu un pareil objet ?

— Son décor ne représente-t-il pas un phénix renaissant du bûcher qu’il a lui-même allumé pour vaincre la mort ?

— Exact, inspecteur. Examinez l’intérieur de l’anneau.

Une inscription finement gravée : Frères de Louxor.

— Cet objet provient d’un lot de bijoux que j’ai acheté lors d’une vente aux enchères, il y a six mois. J’ai d’abord étudié le catalogue, sans y dénicher de précisions. Le commissaire-priseur ne m’a pas éclairé. Le terme de « Frères » ne fournissait-il pas une piste, celle de la franc-maçonnerie ? L’un de mes bons clients m’ayant confié qu’il appartenait à cette société secrète, je lui ai demandé s’il connaissait l’existence d’une loge appelée les « Frères de Louxor ». Et j’ai obtenu une réponse : cette loge existe bel et bien, mais les autorités maçonniques ne la considèrent pas d’un bon œil car elle échappe à leur contrôle et mène ses recherches en parfaite indépendance. Lors du débandelettage de la momie, quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir une bague identique au majeur de la main droite de Belzoni !

— Pouvez-vous le certifier ?

— Il s’agissait d’un phénix comparable, j’en suis certain. En revanche, j’ignore si le bijou de Belzoni comportait l’inscription « Frères de Louxor ». La légende veut que les francs-maçons exécutent les traîtres et les parjures. Les trois victimes dont vous parlez appartiendraient-elles à ces catégories et l’Italien aurait-il été chargé de les châtier ?

— Auriez-vous l’obligeance de me prêter cette bague, monsieur Cranber ? Je vous ferai parvenir rapidement un reçu officiel.

— A votre service, inspecteur. Parfois, un minuscule détail permet de lever le voile.

 

Le procès de la momie
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